L’histoire de Joe Pessah : un destin judéo-égyptien
Joe Pessah est né en 1945 au Caire, en Égypte, dans une grande famille karaïte de sept enfants. Ils vivaient rue Farouk, aujourd’hui renommée Al-Jaish (« la rue de l’Armée »). Sa famille, installée en Égypte depuis des générations, faisait partie intégrante du riche patrimoine judéo-égyptien.
Dans cette Égypte d’antan, Joe garde des souvenirs inoubliables de ses grands-parents, empreints de sagesse et de tradition. Il se rappelle les soirées passées à la synagogue, les étés sur la côte égyptienne à danser toute la nuit et l’arôme envoûtant du za’atar flottant dans les rues. Pour lui, la vie juive en Égypte était une mosaïque de culture et de transmission, portée par ses ancêtres qui avaient contribué à l’art, au cinéma, à la médecine et à l’économie du pays.
Issu d’un foyer karaïte, Joe a grandi avec fierté dans cette tradition, où le Shabbat était observé avec une rigueur particulière. Sa famille marchait jusqu’à la synagogue, et en chemin, sa mère lui racontait des histoires de la Torah. Les repas étaient préparés à l’avance, conformément à l’interdiction d’allumer une flamme pendant le Shabbat : poulet farci, vermicelles, bamyas et riz faisaient partie des saveurs qui accompagnaient ses souvenirs d’enfance.
Une enfance entre espoirs et tensions
Si les karaïtes et les juifs rabbiniques vivaient en bonne entente, les mariages entre eux étaient interdits afin de préserver leurs traditions respectives. L’assimilation n’était pas une menace, mais la transmission des pratiques karaïtes restait un défi.
L’histoire de ses parents reflète les traditions et les réalités sociales de l’époque. Sa mère, issue d’un milieu modeste, avait peu de chances d’épouser un homme aisé en raison du système de dot. Pourtant, son père, un dentiste prospère, tomba amoureux d’elle et jura de l’épouser malgré les conventions. Il alla même jusqu’à créer une association pour aider les femmes démunies à se marier.
Avec le temps, l’antisémitisme en Égypte s’est intensifié. Joe se souvient d’un incident marquant à l’âge de 12 ans : alors qu’il se rendait à l’épicerie, un garçon arabe l’arrêta et le harcela. Ce moment le hanta longtemps, nourrissant sa peur croissante face au climat hostile.
Les tensions politiques s’aggravaient. En 1952, les émeutes anti-britanniques se transformèrent en émeutes anti-juives. Il vit, impuissant, des foules saccager les commerces et des familles juives fuir l’Égypte en pleine nuit. À l’école, il subit la discrimination d’un professeur qui refusait de reconnaître son excellence académique sous prétexte qu’il « n’était pas un véritable Égyptien ».
Puis vint 1956, et avec elle, la Crise de Suez. La situation des juifs égyptiens se dégrada brutalement. L’arrestation et l’exécution publique de Dr Moshe Marzouk, un karaïte accusé d’espionnage pour le Mossad, marquèrent un tournant pour Joe.
L’arrestation et l’internement
En 1967, la guerre des Six Jours éclata, et l’Égypte plongea dans un climat de guerre totale contre Israël. La propagande anti-juive atteignit son paroxysme.
Un matin, Joe fut réveillé par les cris de sa mère : al-mabahith amn al-dawla — la police secrète égyptienne était venue chercher son père. Ce qui devait être un simple interrogatoire dura finalement trois ans derrière les barreaux. Joe, lui, craignait d’être arrêté à son tour.
Pendant un mois, il se cacha chez lui avec son frère. Puis, un jour, une foule se rassembla devant leur maison. Joe, son frère et son cousin furent arrêtés et interrogés durant six heures. Aucun crime ne leur fut reproché, mais ils furent envoyés au camp de détention de Tora, réservé aux juifs égyptiens.
La prison regroupait aussi des Frères musulmans, opposants au régime de Nasser. Contre toute attente, Joe tissa des liens avec eux. Il admirait leur solidarité et leur capacité à résister à l’oppression. Il raconte aujourd’hui que, bien que la relation entre les Juifs et les Frères musulmans ait changé, à l’époque, ils partageaient un ennemi commun : le régime militaire égyptien.
Les nuits en prison étaient longues, mais les prisonniers juifs trouvaient du réconfort en chantant Hatikva, l’hymne national israélien. Son plus grand soutien fut sa fiancée, Remy, qui, à seulement 19 ans, resta fidèle à lui et fit tout pour obtenir sa libération. Lors d’une visite, elle lui apporta deux anneaux et un rabbin, et ils se marièrent à travers les barreaux.
L’exil et la reconstruction
Joe apprit en premier la nouvelle de leur libération grâce à un gardien qui travaillait dans la prison civile. Peu après, il fut relâché. Avec seulement 5 dollars en poche, il fut expulsé d’Égypte et envoyé en France, où Remy le rejoignit peu après.
La communauté juive de France leur offrit une seconde cérémonie de mariage, mais ce ne fut pas la dernière. Lorsque Joe et Remy s’installèrent aux États-Unis, sa mère, absente des précédentes célébrations, en organisa une troisième. Aujourd’hui, Joe rit en racontant qu’il s’est marié trois fois avec la même femme.
Son histoire fait écho à celle des 500 juifs égyptiens internés après la guerre des Six Jours, arrêtés uniquement pour leur identité juive.
Un regard vers l’avenir
Aujourd’hui, Joe compare son histoire à celle des Israélites en Égypte antique. Comme eux, il a vu sa communauté persécutée, ses biens confisqués et son héritage effacé. Pourtant, il refuse de vivre dans le passé.
S’il est heureux d’avoir reconstruit sa vie ailleurs, il garde une profonde tristesse pour l’Égypte, un pays où la haine continue d’être enseignée dans les écoles et propagée dans les médias. Il sait que le peuple égyptien est fondamentalement bon, et rêve du jour où Israël et l’Égypte vivront enfin en paix, côte à côte.