La synagogue karaïte du Caire : un joyau oublié
Située au cœur du quartier Abbassia du Caire, la synagogue karaïte Moshe Deri est l’un des monuments les plus importants de l’histoire juive égyptienne.
Inaugurée en 1931, elle a traversé les époques et accompagné la vie de la communauté karaïte locale. Aujourd’hui pourtant, elle est en proie à l’abandon, victime du temps, des pillages et d’un profond désintérêt.
Un projet né d’une nécessité
Depuis des siècles, la communauté karaïte était solidement implantée en Égypte. Son lieu de culte principal était la synagogue Rab Simcha, située dans le quartier karaïte historique, à proximité du quartier juif rabbinique.
Mais au début du XXᵉ siècle, les dynamiques sociales évoluèrent : beaucoup de familles karaïtes quittèrent progressivement leur ancien quartier pour s’installer dans d’autres zones plus modernes, notamment à Abbassia.
Se rendre à la synagogue traditionnelle devint alors difficile, surtout lors des fêtes et des offices majeurs.
Pour répondre à ce besoin, la communauté décida de financer la construction d’un nouveau lieu de culte, plus proche de son centre de vie.
L’édification d’un sanctuaire moderne
Le projet se concrétisa dans les années 1920, sous l’impulsion d’Abraham (Ibrahim) Cohen, figure influente de la communauté.
La synagogue fut édifiée rue Sabil al-Kasandr, au cœur d’Abbassia — un quartier où résidaient de nombreux Karaïtes, ainsi que dans les zones voisines d’al-Dahir et de Gamrah.
Elle fut inaugurée en 1931.
Douze ans plus tard, elle reçut le nom de Moshe (Musa) Deri, médecin et poète karaïte du Moyen Âge.
L’initiative fut portée par Toviah Levi Babovitch, religieux originaire de Crimée, renforçant encore l’ancrage historique du lieu.
Une architecture unique au monde
Ce qui frappe immédiatement le visiteur, c’est l’architecture.
Contrairement aux synagogues traditionnelles, Moshe Deri s’inspire du style des grandes mosquées ottomanes :
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une coupole monumentale,
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portée par d’immenses colonnes,
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un espace intérieur large et solennel.
La synagogue abritait également une vaste bibliothèque de près de 4 000 ouvrages, et servait autrefois de tribunal religieux karaïte.
Un abandon progressif
Comme beaucoup de lieux juifs en Égypte, la synagogue Moshe Deri a souffert de l’exode massif des Juifs égyptiens dans les années 1950–1960.
Peu à peu, elle fut abandonnée, puis fermée.
Au début des années 2000, elle fut malheureusement pillée, et plusieurs objets religieux disparurent.
En 2010, les autorités égyptiennes entreprirent une rénovation partielle, mais l’édifice reste fermé au public, placé sous surveillance policière permanente.
Ma visite en 2019 : un privilège rare et une douleur
J’ai eu l’opportunité exceptionnelle de visiter la synagogue en juin 2019, malgré l’interdiction officielle.
Un officier égyptien armé garde l’entrée jour et nuit, et empêche toute présence non autorisée.
De l’extérieur, les vitres brisées témoignent des jets de pierres et des années d’abandon.
À l’intérieur, l’impression est saisissante : c’est l’une des synagogues les plus impressionnantes que j’aie jamais vues. Sa coupole donne à l’édifice une ampleur spectaculaire, presque irréelle.
Mais on ressent aussi un profond chagrin.
La synagogue semble figée, comme abandonnée du jour au lendemain :
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traces de pillages,
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mobilier déplacé,
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fissures,
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infiltrations d’eau qui menacent la structure.
Sans restauration sérieuse, l’édifice court un réel danger.
La bibliothèque : un trésor inestimable
J’ai pu également visiter la bibliothèque.
C’est un véritable trésor, une mine d’or pour l’histoire juive en général, et karaïte en particulier.
On y trouve :
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de nombreux livres anciens religieux, sociaux.,
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des œuvres rares,
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un ensemble exceptionnel d’écrits karaïtes,
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plusieurs ouvrages majeurs de Mourad Farag, grand intellectuel juif égyptien.
Malgré toutes les négligences citées précédemment, le gouvernement égyptien semble avoir conscience de l’importance du lieu :
un employé a été chargé de traduire, cataloguer et analyser les manuscrits, non seulement pour préserver l’héritage karaïte, mais aussi parce que la bibliothèque contient des œuvres d’une importance mondiale pour l’ensemble du judaïsme.

Auteur Photographie -D.R. Cowles
La synagogue Moshe Deri est un témoin précieux de l’histoire karaïte en Égypte. Mais aujourd’hui, elle est fragilisée, victime du temps, de l’oubli et de la négligence. .
Tant qu’elle tiendra debout, elle restera une trace indélébile du passage des Karaïtes au Caire, un héritage qu’il serait personnellement tragique de voir disparaître
Benjamin S