Les Karaïtes face aux Croisades : Entre résistance et tragédie
Les Croisades, initiées par les puissances chrétiennes d’Europe occidentale, ont profondément marqué l’histoire du Moyen-Orient. Ces guerres, souvent décrites sous l’angle du choc entre chrétiens et musulmans, ont pourtant eu des répercussions sur d’autres communautés, notamment les Juifs. Parmi eux, les Karaïtes, bien que rarement mentionnés dans les récits historiques grand public, ont vécu ces événements de manière particulièrement dramatique. Il est frappant de constater à quel point la présence karaïte, pourtant centrale en Terre d’Israël à cette époque, est largement ignorée.
L’oubli est une injustice qui peut être combattue. En racontant ces événements, il est possible de refuser cet effacement.
Les Karaïtes en Terre d’Israël avant les Croisades
À l’époque des Croisades, les Karaïtes formaient une part significative des communautés juives en Terre d’Israël, et notamment à Jérusalem. Contrairement aux juifs rabbiniques, leur vision du retour à Sion n’était pas seulement spirituelle : elle se traduisait par une volonté tangible d’habiter et de sanctifier la terre par des pratiques de pureté et de piété rigoureuses. Pour eux, la dispersion juive était une tragédie à réparer, et résider en Terre sainte était une nécessité religieuse et messianique.
Ainsi, au moment de la première Croisade (1096-1099), les Karaïtes étaient bien établis à Jérusalem et dans d’autres villes de la région. Leur engagement dans la vie locale et leur proximité avec les milieux musulmans leur donnèrent un rôle particulier lors de l’invasion des croisés.
Le siège de Jérusalem et les massacres de 1099
En 1099, les armées croisées arrivèrent aux portes de Jérusalem. Les Juifs, dont les Karaïtes, participèrent à la défense de la ville aux côtés des musulmans. Lorsque les murailles cédèrent sous l’assaut des Croisés, les défenseurs juifs se replièrent dans leur synagogue, acceptant leur sort inévitable.
L’horreur qui suivit est bien documentée : les Croisés massacrèrent les habitants de Jérusalem sans distinction, rasant les quartiers juifs et incendiant les lieux de culte. Certains récits rapportent que les Juifs, réfugiés dans leur synagogue, furent brûlés vifs par les assaillants.
Ce massacre marqua un tournant pour la présence karaïte en Terre d’Israël. Une grande partie de la communauté fut décimée, et ceux qui survécurent furent réduits en esclavage, convertis de force au christianisme, ou contraints à l’exil.
La résistance héroïque de Haïfa : Un épisode oublié
Si Jérusalem tomba rapidement, la ville portuaire de Haïfa résista avec acharnement aux Croisés. Ce fait est peu évoqué dans les récits historiques, mais il témoigne d’une mobilisation juive exceptionnelle contre l’envahisseur.
Haïfa, alors un centre commercial stratégique, servait de point de stockage pour le port d’Acre. Lors du siège de la ville, les archers juifs, dont un grand nombre de Karaïtes, jouèrent un rôle crucial en empêchant les Croisés de progresser sur les pentes du mont Carmel. Le siège dura près d’un mois (juin-juillet 1099), un exploit rarement souligné.
Ce fut probablement le dernier acte majeur de résistance militaire juive avant le XXe siècle. Cependant, lorsque la ville fut finalement prise, les habitants subirent le même sort que ceux de Jérusalem : massacres, pillages et déportations.
L’intervention de la communauté karaïte d’Ashkelon
Les Croisés, après avoir pris le contrôle de la région, capturèrent de nombreux Juifs et confisquèrent leurs biens, y compris les rouleaux sacrés de la Torah. Mais une mobilisation exceptionnelle permit de sauver une partie des prisonniers et des écrits religieux.
Les anciens de la communauté karaïte d’Ashkelon, située plus au sud, organisèrent une grande collecte de fonds pour racheter ces prisonniers. Une lettre écrite vers l’an 1100, précieuse source historique, décrit cet effort de sauvetage.
Grâce à ces efforts, plusieurs groupes de Juifs capturés purent être libérés et transportés à Alexandrie, bien que certains périrent en mer ou succombèrent aux épidémies. Les rouleaux de la Torah, eux aussi, furent rachetés et sauvés.
Un exil forcé et un bouleversement durable
Les Croisades modifièrent profondément la composition des communautés juives en Terre d’Israël.
Dans les siècles qui suivirent, ce furent surtout les Juifs rabbiniques qui reconstituèrent les communautés juives de la région. Les Karaïtes, décimés par les massacres et les expulsions, perdirent leur prédominance en Terre sainte et se dispersèrent vers d’autres centres, notamment en Égypte et en Crimée.
Les Croisades marquèrent donc ainsi une rupture profonde dans l’histoire karaïte. Ce qui fut autrefois une communauté influente et fortement rattachée à la Terre d’Israël devint progressivement marginalisée, reléguée à l’ombre de l’histoire dominante du judaïsme rabbinique…
Les Croisés n’ont donc pas seulement pris des vies, ils ont brisé une continuité, forçant à l’exil une communauté qui avait fait du retour à Sion un principe fondamental de sa foi. Ils étaient là, en première ligne, à Jérusalem, à Haïfa, à Ashkelon. Considérablement affaiblis, Les karaïtes ont survécu aux Croisés, à l’exil, aux persécutions et aux siècles d’oubli. Tant que leur histoire sera racontée, leur héritage ne disparaîtra pas.
Benjamin S